À la rencontre de Stéphane Rosière, professeur en Géopolitique

Monsieur Stéphane Rosière, professeur en Géopolitique a créé le master Géopolitique à Reims. Ce spécialiste des frontières, géographe de formation, est l’auteur du Dictionnaire de l’espace politique et de Géographie politique et géopolitique. Une grammaire de l’espace politique. 

Par mail, Stéphane Rosière a accepté de vous transmettre une définition de la géopolitique et de vous indiquer les clés pour s’ouvrir à cette discipline.

Pour commencer, pouvez-vous nous apporter une définition de la Géopolitique ?

Il existe plusieurs définitions de la géopolitique. Une des plus anciennes (qui se confond avec celle de la géographie politique) a été formulée, parmi d’autres chercheurs, par le géographe américain Saul Cohen : « L’essence de la géopolitique est d’étudier la relation qui existe entre la politique internationale de puissance et les caractéristiques correspondantes de la géographie »[1]. Ce type de définition est complètement obsolète. Les conditions géographiques ne participent pas de la formulation d’une politique de puissance, elles sont un facteur à prendre en compte, c’est tout. Si l’on se centre sur les caractéristiques géographiques, on passe à côté de l’essentiel. C’est une leçon d’humilité pour les géographes. Pour autant, l’espace est une dimension décisive dans tout rapport entre individus, structures, communautés, nations, etc.
Le géographe Yves Lacoste a, dès la fin des années 1970, participé à la rénovation de la géopolitique en la présentant comme l’étude des « rivalités de pouvoir sur les territoires »[2]. Cette définition novatrice avait le grand mérite de ne plus mettre l’État au centre de la discipline (voir même d’en faire l’objet unique comme S. Cohen) ni de se centrer sur la géographie laissant libre la sélection des éléments qui peuvent affecter les acteurs des questions géopolitiques. Le gain conceptuel était (et reste) considérable. J’ai proposé une définition très proche en considérant que la géopolitique est l’étude de « l’espace considéré comme enjeu »[3]. Cette définition, qui implique l’existence d’acteurs, était formulée de façon à ne pas utiliser le mot « rivalité ». En effet, trop souvent la géopolitique est considérée comme une étude de la guerre (c’est une représentation courante, et limitative, de la discipline, j’y reviens plus bas).
Il importe de souligner aussi les définitions critiques qui depuis les années 1990 ont participé à une reformulation en profondeur de cette discipline. Cette démarche aujourd’hui dominante à l’échelle mondiale (car porté par les États-Unis et les chercheurs anglo-saxons, je citerai a minima Garrod O’Tuathail) s’intéresse avant tout aux représentations de l’espace, à la perception que les individus ont des configurations spatiales, mais pas à l’espace proprement dit (absence de cartes dans toutes ces réflexions). La géopolitique critique tend même, dans ses excès, à devenir une philosophie de l’espace dans laquelle la citation d’un philosophe a plus de poids qu’une considération géographique. De ce point de vue, l’école française de géopolitique, toujours intéressée par la carte, est un peu ringarde : elle a donc tous les atouts pour redevenir à la mode !

Pouvez-vous nous expliquez l’utilité de la géopolitique ?

La géopolitique a pour but d’offrir une compréhension spatiale des relations inter-acteurs. Ces relations englobent la rivalité mais aussi la coopération (ou l’alliance). En effet, qui dit rivalité dit « yang », qui dit « yang », dit existence d’un « yin » – pour filer une métaphore taoïste — la confrontation n’est qu’une mode de relation entre acteurs sur un gradient qui va de la confrontation (rivalité) à la coopération (alliance). C’est ce gradient global qu’il faut avoir en tête en pensant aux acteurs. Il n’y a aucune raison de limiter la géopolitique à l’étude d’une seule partie de ce spectre de relations possibles. La géopolitique est une étude des relations entre les acteurs, pas seulement de leurs rivalités ou des guerres qu’ils se livrent. Cette vision réductrice a été proposée par des auteurs qui voulaient discréditer la géopolitique comme Jacques Lévy (entre autres) pour qui la géopolitique était l’étude de la guerre entre les États, comme la guerre aurait – selon lui – disparue, la géopolitique aurait disparue aussi. Je conteste : la guerre n’a pas disparu, et la géopolitique s’est aussi intéressée à ce qui rassemblait (Haushofer et les « Pan-ideen » pour prendre un exemple ancien et méconnu). Limiter la géopolitique aux rivalités (et à l’agressivité) c’était opposer le « doux commerce » et la mondialisation (cette dernière présentée de manière uniquement positive) et une géopolitique belligène et négative. Un auteur aussi célèbre que J. Lévy pensait sincèrement que c’était la géographie (tout court) qui devait analyser les relations inter-acteurs dans leur ensemble. Sur le fond, cette position est juste. Pour autant, les problématiques plus spécifiques de la géopolitique (indépendance et hégémonie (dépendance), découpage des territoires, remise en cause des frontières, violences politiques, démocratisation) sont de facto marginales en géographie. L’essentiel de la profession ne s’intéresse pas du tout à ces problématiques. De fait, le label géopolitique exprime un centre d’intérêt légèrement diffèrent que celui de la géographie « mainstream » (de plus en plus technique, de plus en « utile », je dirais même de moins en moins politique : principe de réalité, il faut trouver des crédits et on les obtient plus facilement en mesurant les flux pour installer un tramway dans une agglomération qu’en s’intéressant au nationalisme écossais ou aux décès de migrants aux frontières).

Quel est l’apport des géographes dans la pensée géopolitique ?

Il est de moins en moins important dans la mesure où, suivant la démarche critique, la géopolitique se préoccupe de moins en moins de l’espace, des configurations territoriales et des données géographiques. De plus en plus, la géopolitique devient une science de la perception de l’espace, une imago mundi, subjective et individualisée.
faut-il rappeler les nombreuses guerres qui se déroulent actuellement, la crise migratoire autour de l’Europe, l’impitoyable rivalité économique produite par la mondialisation) ? La connaissance des configurations spatiales (économiques, culturelles, linguistiques, confessionnelles, diplomatiques, etc.). Une géopolitique re-territorialisée reste nécessaire pour analyser et comprendre l’évolution du monde.

Vous êtes professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, que voulez-vous transmettre à vos étudiants ?

La curiosité pour le monde et pour l’autre sans laquelle il n’est pas de communication, donc de relations humaines.

Que faire après un master en géopolitique ?

Un Master de géopolitique est, parmi beaucoup d’autres, une formation à Bac +5 qui permet une insertion dans le monde professionnelle, quelle que soit la branche d’activités. Un étudiant en géopolitique est capable de diagnostiquer une situation géographique et politique. Outre cette évaluation, il est capable ensuite de transmettre, à l’écrit ou à l’oral, les résultats de son évaluation. Cette capacité est nécessaire dans de nombreuses professions. Seule une petite partie des étudiants en géopolitique se rapprochera de la géopolitique dans sa vie professionnelle. Nous faisons le pari, à Reims comme ailleurs, que l’on peut être formé « par » une discipline et pas seulement « pour » une discipline.

Quels ouvrages, articles, revues, sont à conseiller, principalement pour des étudiants en licence, afin de se plonger dans la géopolitique ?

FOUCHER Michel, (1991), Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 527 p.
LACOSTE Yves (1985), La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Paris, éditions François Maspero, 1976, 190 p. [il existe plusieurs nouvelles éditions depuis].
LASSERRE Frédéric, GONON Emmanuel, (2008), Manuel de géopolitique : Enjeux de pouvoirs sur des territoires, Paris, A. Colin, coll. « U », 347 p.
Ó TUATHAIL G, DALBY S., & ROUTLEDGE P., (1998), The Geopolitics Reader, Routledge, Londres & New York, 327p.
ROSIERE S., (2007), Géographie politique et géopolitique. Une grammaire de l’espace politique, Paris, Ellipses, 420p. [1ère éd. 2003]
ROSIÈRE S., (2008), Dictionnaire de l’espace politique. Géographie politique et géopolitique, Paris, Armand Colin, 320 p.
VANDERMOTTEN Christian & VANDEBURIE Julien, (2005), Territorialité et territoires, Bruxelles, Presses de l’Université Libre de Bruxelles, 395 p.
Pour les revues, je citerai Hérodote, la doyenne (fondée par Y. Lacoste) mais aussi L’espace politique (en ligne et gratuite) ;
Par ailleurs, se plonger dans un manuel de droit international public, ou de relations internationales, est toujours fructueux.

et que pensez-vous du site « diploweb.com » ?

Un site très riche dont je conseille la fréquentation.

Enfin avez-vous une recommandation pour des étudiants intéressés par la géopolitique ?

Une seule recommandation : lire le journal tous les jours ! Il ne sert à rien de se plonger dans des ouvrages très pointus si c’est pour ne pas s’intéresser à la marche du monde. Lire le journal tous les jours (papier ou en ligne, mais la disparition des éditions papier va poser problème), c’est au bout de dix ans, avoir avalé plusieurs encyclopédies !

[1] Saul Cohen, 1964 : Geography and Politics in a Divided World, London, Methuen & C°.
[2] Yves Lacoste, 1993, Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, p.3.
[3] Stéphane Rosière, 2001, « Géographie politique, géopolitique et géostratégie : distinctions opératoires », L’Information géographique, vol. 65, n°1, pp. 33-42.

L’AFNEG remercie Stéphane Rosière pour sa participation à la Newsletter.

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